Le Frotteur (Jean-François Alfred BAYARD - Nicolas-Paul DUPORT)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 6 juin 1831.

 

Personnages

 

MONSIEUR DUVERSIN, capitaliste

HORTENSE, sa femme

RINVILLE, substitut

MÉDARD, frotteur

SAINT-JEAN, jockey de Monsieur de Sainte-Estelle

THÉRÈSE, femme de chambre de Duversin

 

La scène se passe chez M. Duversin, dans le salon.

 

Le théâtre représente un salon. La porte du fond communique au dehors. Une porte à droite de l’acteur menant dans le cabinet de Duversin ; deux autres à gauche, l’une sur le premier plan conduisant à un boudoir, l’autre sur le second plan à la chambre à coucher d’Hortense.

 

 

Scène première

 

RINVILLE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, regardant la pendule.

Midi !... et pas encore arrivé... C’est pourtant bien son jour de venir frotter... Vendredi !... ah ! M. Médard !...

RINVILLE, entrant, à part.

Midi !... Hortense doit être visible... Ah ! sa femme de chambre !...

Haut.

Mademoiselle Thérèse, puis-je parler à votre maître ?

THÉRÈSE.

Oui, monsieur, il y est.

RINVILLE, à part.

Diable ! et cet imbécile de portier qui m’avait dit...

THÉRÈSE, à part.

Je vais dans son cabinet lui dire que c’est M. de Rinville, le substitut du procureur du roi, qui le demande.

RINVILLE.

Dans son cabinet où il est peut-être occupé... non, non... ne le dérangez pas... j’aime mieux venir lui parler plus tard.

À part.

Quand il sera sorti.

THÉRÈSE.

Par exemple ! monsieur me ferait des reproches comme il en a fait l’autre jour à madame, parce que, tandis qu’il était en affaires, elle ne voulait pas vous recevoir dans le salon.

RINVILLE.

Comment ! elle ne voulait pas.

À part.

C’est cela, m’éviter toujours !

THÉRÈSE, à part.

Allons, je parie qu’il tire des conclusions... ces substituts... l’habitude d’interpréter...

RINVILLE.

Et aujourd’hui, dites-moi, comment va-t-elle votre maîtresse ?

THÉRÈSE.

Dam ! comme on peut aller quand on a attendu son mari jusqu’à deux heures du matin. C’est drôle, monsieur n’est pourtant pas un jeune homme, eh bien ! c’est tout comme... il a des distractions... oublier de rentrer chez soi à cinquante ans, c’est tout au plus permis quand on est de garde.

RINVILLE.

Oui, je le sais, Duversin est l’homme le plus distrait...

THÉRÈSE.

Et le plus soupçonneux...

RINVILLE.

Air d’Yelva.

Ses intérêts, ses affaires, Thérèse,
Vous l’avez vu souvent tout oublier.

THÉRÈSE.

Lorsque l’on a la mémoir’ si mauvaise
On n’ devrait pas alors se marier.
Avec un’ femme jeune et belle,
N’ penser à rien, c’est hasarder beaucoup,
Parce qu’il peut s’ trouver auprès d’elle
Des personn’s qui pensent à tout ;
Il peut, monsieur, se trouver auprès d’elle
De ces personn’s qui sav’nt penser à tout...

RINVILLE.

Comment, Thérèse, vous qui aimez votre maîtresse...

THÉRÈSE.

Si je l’aime... je crois bien ; elle est si bonne pour moi !... elle m’a même promis de songer à mon établissement, et je suis bien sûre que, sans l’avarice de monsieur, ce serait déjà fini ; car j’ai un prétendu qu’elle connaît, un joli garçon et honnête !... Dain ! c’est de son état... un état de confiance... il est frotteur... il avait assez d’éducation pour être valet de chambre ; mais il dit qu’il aime mieux l’indépendance de la brosse que l’éclat de la livrée.

RINVILLE.

Il a raison, et si je puis faire quelque chose pour lui.

THÉRÈSE.

Faire quelque chose pour Médard !... vous daigneriez...

RINVILLE.

Oui, ma belle enfant, je lui donnerai ma pratique, envoyez-le moi.

THÉRÈSE.

Quel bonheur !...

DUVERSIN, criant dans la coulisse.

Non, madame, non, je ne veux pas.

THÉRÈSE.

Voici monsieur et madame.

 

 

Scène II

 

RINVILLE, HORTENSE, DUVERSIN

 

HORTENSE.

Non, monsieur, non, vous n’êtes pas aimable.

DUVERSIN.

Que diable ! si pour être aimable avec ma femme, il faut que je paie !... Eh ! c’est ce cher Rinville.

RINVILLE.

Pardon, j’arrive mal à propos.

Hortense le salue froidement.

DUVERSIN.

Allons donc ! vous, notre voisin, notre ami ! vous auriez tort de vous gêner avec moi ; vous savez comme j’en use avec vous pour mes affaires, mes procès, mes spéculations... C’est si précieux pour nous autres, pauvres riches, un ami tel que vous, qui connaît à fond tous les détours de la chicane ! aussi, en toute chose, j’aime à vous demander conseil... ça me procure le plaisir de causer avec vous.

À part.

Et ça m’épargne des frais de consultation.

RINVILLE.

De pareilles bagatelles...

DUVERSIN.

Non pas, non pas ; c’est fort aimable à vous ; d’autant mieux que vous me donnez toujours raison, et, en ce moment encore, je suis sûr que vous seriez de mon avis contre ma femme.

HORTENSE.

Ah ! M. Duversin !

RINVILLE.

Je n’oserais sans l’aveu de madame...

DUVERSIN.

Vous avez peur... oui, n’est-ce pas ? Elle a ce matin un petit air de dépit, et je n’ai pas tort ; jugez-nous.

HORTENSE.

Ah ! de grâce !... pourquoi fatiguer monsieur de ces détails de ménage.

DUVERSIN.

Si vous appelez cela du ménage !... une parure de pierres fines ! surtout quand on n’a pas d’argent.

HORTENSE.

Oh ! si je n’avais pas vu tout à l’heure...

DUVERSIN.

 Quoi ! s’il vous plaît ?... ces quatre billets de banque que j’ai mis dans mon portefeuille... quatre mille francs que j’ai reçus ce matin... mais on doit venir en toucher une partie aujourd’hui même ; d’ailleurs il faut respecter les capitaux qui portent intérêt : c’est la morale des ménages, n’est-ce pas Rinville ?

RINVILLE.

Oh ! moi, je ne suis pas capitaliste : mais si votre placement d’aujourd’hui est le seul obstacle au désir de madame, disposez de moi, que vous faut-il ?

HORTENSE, très vivement.

Non, non, je vous remercie, monsieur ; je ne veux pas que mon mari contracte pour moi un pareil engagement.

DUVERSIN.

À la bonne heure donc !

 

 

Scène III

 

RINVILLE, HORTENSE, DUVERSIN, THÉRÈSE, et ensuite SAINT-JEAN

 

THÉRÈSE.

Il y a là un domestique qui demande à parler à monsieur.

DUVERSIN.

Je n’y suis pas.

THÉRÈSE.

Il dit que c’est pour affaire pressée.

DUVERSIN.

Ils le disent tous pour s’épargner la peine de revenir.

HORTENSE.

Mais voyez ce que c’est.

DUVERSIN.

Voyez vous-même... moi pendant ce temps-là je m’en vais passer dans mon cabinet avec Rinville, pour lui demander ses avis sur cette grande entreprise.

À Rinville.

Voulez-vous bien ?

RINVILLE.

Avec plaisir...

À part.

Que le diable l’emporte !

HORTENSE, à Thérèse.

Faites entrer.

THÉRÈSE, sortant par le fond.

Entrez, entrez, monsieur.

Saint-Jean paraît.

DUVERSIN, près d’entrer dans son cabinet, à part.

Ciel ! Saint-Jean ! moi qui ne pensais plus... Ah ! mes distractions, mes distractions !

HORTENSE, à Saint-Jean.

Que voulez-vous, mon ami ?

SAINT-JEAN, à Hortense.

Il me semble que ce n’est pas à M. Duversin que j’ai l’honneur de parler.

DUVERSIN.

Pardon, Rinville ; laissez, ma bonne amie, je sais ce que c’est... une affaire qui me regarde personnellement... de la part de mon agent de change.

Bas à Saint-Jean.

Maladroit ! que veux-tu ?

SAINT-JEAN.

Monsieur... c’est madame qui veut vous voir tout de suite.

DUVERSIN, bas.

Chut !...

Ils se parlent tout bas.

RINVILLE, à part.

Je ne me trompe pas... le groom de cette madame de Sainte-Estelle... Est-ce que Duversin ?... j’en serais enchanté.

DUVERSIN, à Saint-Jean.

C’est bon, c’est bon, j’y suis dans un quart-d’heure... va-t’en.

SAINT-JEAN.

Du tout, monsieur, je ne puis pas vous quitter, j’ai ordre de vous ramener avec moi.

DUVERSIN.

Tais-toi... Thérèse, mon chapeau, mes gants...

À Rinville.

Mon cher Rinville, il faut que je vous quitte ; je cours chez mon agent de change.

SAINT-JEAN, riant, à part.

Oh ! son ag...

DUVERSIN, bas.

Tais-toi donc,

Haut.

les affaires avant les plaisirs... Ma femme va vous tenir compagnie... ça ne vous contrarie pas trop ?

RINVILLE.

Ne faites pas attention.

HORTENSE, à part.

Comment ! il veut !...

SAINT-JEAN.

Mais, monsieur.

DUVERSIN.

Veux-tu te taire.

THÉRÈSE, rentrant avec un chapeau et des gants.

Voilà, monsieur...

À Hortense.

Madame, Médard, le frotteur est là... Si vous voulez passer dans votre chambre à coucher, il fera le salon.

HORTENSE.

Dans ma chambre à coucher... non, non, qu’il commence par la chambre et le cabinet de monsieur.

THÉRÈSE.

C’est bon, je m’en vais lui dire...

Elle sort.

DUVERSIN, à Rinville.

Ah ! ça, vous voyez, je ne me gêne pas avec vous.

Air des Comédiens.

Faites de même, et sans cérémonie
Dînez chez moi, vous me ferez plaisir.

RINVILLE.

Puis-je accepter ?...

DUVERSIN.

C’est moi qui vous en prie,
Nous causerons après tout à loisir.

Bas à Hortense.

En m’attendant, retenez-le, madame,
Tâchez, pour moi, d’être aimable avec lui ;
C’est le premier des devoirs d’une femme
De savoir plaire aux amis du mari.

Ensemble.

DUVERSIN.

Restez de grâce et sans cérémonie,
Dînez chez nous, vous me ferez plaisir ;
C’est un ami, c’est moi qui vous en prie,
Nous causerons après tout à loisir.

HORTENSE.

Dans sa maison, il l’invite, il le prie,
C’est moi qui dois ici le retenir,
Lorsqu’il m’en coûte une peine infinie
Pour désirer même de le bannir.

RINVILLE.

Comment pouvoir, lorsqu’un ami nous prie,
Se refuser... j’accepte avec plaisir.

À part.

Qu’Hortense veuille ou non ma compagnie,
Elle est par lui contrainte à la souffrir.

 

 

Scène IV

 

HORTENSE, RINVILLE

 

RINVILLE.

Vous voyez, madame, c’est lui-même qui m’engage à rester avec vous.

HORTENSE.

Alors, monsieur, raison de plus pour justifier sa confiance. Ernest, retirez-vous, laissez-moi.

RINVILLE.

Pourquoi cette sévérité ? Je ne vous inspire que de l’indifférence, peut-être de la haine.

HORTENSE.

De la haine, vous, l’ami de mon enfance !

RINVILLE.

Ah ! je croyais que vous aviez oublié ce temps où l’espoir d’être votre mari...

HORTENSE, retirant sa main qu’il a prise.

Vous ne l’êtes pas.

RINVILLE.

À qui la faute ? À votre famille qui vous a sacrifiée...

HORTENSE.

Monsieur, une telle expression... et pourquoi ne trouverais-je pas le bonheur auprès de M. Duversin ?

RINVILLE.

Vous sentez bien, madame, que, dans ma position, ce n’est pas moi qui dois vous dire du mal de lui.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Vous ne pouvez avoir d’amour sincère
Pour Duversin... jamais vous n’en aurez,
Et vous avez un respect trop sévère
Pour des devoirs que vous exagérez.

HORTENSE.

Eh bien ! monsieur, cela revient au même ;
Raison, bonheur, j’accorde tout ainsi ;
Car je respecte mon mari,
Et ce sont mes devoirs que j’aime.

Oui, monsieur, oui, sous les défauts que vous lui reprochez, je veux voir autant de qualités, et s’il n’est pas très aimable avec moi, je suis sûre au moins qu’il ne l’est pas avec d’autres.

RINVILLE.

Ah ! vous êtes sûre...

HORTENSE.

Certainement.

RINVILLE.

De sa fidélité ?

HORTENSE.

Ah ! mon dieu ! qu’avez-vous donc ?

RINVILLE.

Et si vous vous trompiez ?... si son inconstance...

HORTENSE.

Rinville !... ah ! taisez-vous... c’est mal, c’est très mal... s’il se donnait encore ce ridicule-là...

RINVILLE.

Vous vous vengeriez ?...

HORTENSE.

Heureusement... la preuve... vous ne l’avez pas.

RINVILLE.

Eh ! que sais-je ?... mais avant tout, ce que je veux, c’est que vous me traitiez avec moins de rigueur... Hortense !...

HORTENSE.

Ernest !...

 

 

Scène V

 

HORTENSE, RINVILLE, MÉDARD

 

MÉDARD, sortant du cabinet le pied passé dans la brosse.

Il chante.

Il est plus dangereux de glisser
Sur le parquet que sur...

Ah ! pardon, excuse, madame... je n’avais pas eu celui de vous voir... Dois-je-t-il faire le salon instantanément ?

HORTENSE, se remettant par degrés.

Oui, oui, je passe chez moi, dans ma chambre.

RINVILLE, allant à elle pour la suivre.

Madame...

HORTENSE.

Non, monsieur, non, ne me suivez pas.

RINVILLE.

Je vous en prie.

HORTENSE.

Je vous le défends.

RINVILLE.

Eh ! bien, madame je me retire, et j’attendrai pour reparaître que vous me rappeliez vous-même.

Hortense lui fait une révérence et rentre.

 

 

Scène VI

 

RINVILLE, MÉDARD

 

RINVILLE.

Elle me quitte !

MÉDARD.

V’là sans doute le particulier que Thérèse m’a dit.

RINVILLE, se promenant.

Pas un mot, pas un regard... et cet imbécile...

MÉDARD, le suivant.

C’est moi, monsieur... sans vous déranger... il m’est revenu par une personne que vous aviez besoin d’un frotteur...

RINVILLE, avec humeur.

Eh ! laisse-moi tranquille...

À part.

Sans sa brusque arrivée, elle m’avouait peut-être...

MÉDARD.

Ce n’est pas pour me vanter... mais j’ose dire que dans ma partie, vous ne trouverez pas mieux... C’est un état où c’qu’il faut de la probité et du jarret... et j’en ai, je m’en flatte... Dieu ! quelle jambe !

RINVILLE, à part, réfléchissant.

Dois-je lui écrire ?...

MÉDARD.

La demeure de monsieur ?

RINVILLE, marchant à grands pas.

Non... je tiendrai bon... si elle m’aime en effet... elle ne manquera pas de prétexte pour me rappeler... et alors...

MÉDARD, le suivant.

J’attends la commodité de monsieur, pour qu’il me dise où il demeure.

RINVILLE, en colère.

Au diable.

Il sort.

MÉDARD.

Numéro ?... Eh ! bien... il s’en va... tiens, c’te farce... moi qui viens bien poliment auprès de lui... je crois qu’il me vexe... et pourquoi ça ?

Il remonte le théâtre, en glissant sur le parquet avec la brosse.

Dites-donc, monsieur de la justice, gardez votre pratique... c’est pas une raison pour vexer le monde... on n’a pas qu’elle.

 

 

Scène VII

 

THÉRÈSE, MÉDARD

 

THÉRÈSE, entrant.

Qu’est-ce donc, M. Médard ? À qui en avez-vous ?

MÉDARD.

Ah ! c’est vous, mademoiselle Thérèse... je vous fais compliment, vous avez de belles connaissances... il est gentil, votre protégé.

THÉRÈSE.

Monsieur Rinville ?

MÉDARD.

Oui, cet oiseau noir, qui se donne les airs de me mesquiner... je n’aime pas qu’on me mesquine, moi... ainsi...

THÉRÈSE.

Là !... est-il susceptible !... comme s’il fallait mettre des gants pour parler à un frotteur.

MÉDARD.

Tiens, un état vaut l’autre.

THÉRÈSE.

Avec ça que vous faites des cuirs !... oh...

MÉDARD.

Air de Marianne.

Des cuirs !... c’est vrai que j’dois en faire,
Mais lui n’en fait-il pas aussi ?

THÉRÈSE.

Un substitut !...

MÉDARD.

Eh ! mais, ma chère,
Cela s’est vu z’ailleurs qu’ici.
Des faut’s de langue
Et de harangue,
Au tribunal
Et dans certain local.
À la tribune
C’est chos’ commune,
C’ n’est pas bien... mais
Ça n’écorch’ que le français,
Et ça n’ fait pas d’ mal à la France.
En conduite on fait par là-bas
Bien des cuirs que je n’ voudrais pas
Avoir sur la conscience.

D’ailleurs, mademoiselle Thérèse, qu’est-ce qu’il a donc mon état ?

THÉRÈSE.

Il a... il a... que ce n’est pas un état distingué... il n’exerce pas l’esprit.

MÉDARD.

Il exerce les jambes... et pendant ce temps-là... l’esprit, il se développe... Voyez les danseurs : ils sont très spirituels.

THÉRÈSE.

Oui, mais les danseurs s’élèvent, au lieu que vous...

MÉDARD, faisant le geste de frotter.

Nous, toujours de plein pied ; c’est juste, on ne risque pas de tomber... et comme dit la grande Marianne, le frotteur, c’est solide.

THÉRÈSE.

La grande Marianne... qu’est-ce que c’est que ça ?

MÉDARD.

C’est z’une cuisinière... un cordon bleu... allez, mamzelle, parce qu’on a l’air bête... comme disait mamzelle Victoire.

THÉRÈSE.

Mamzelle Victoire ?

MÉDARD.

Oui, une petite noire, la femme de chambre d’un académicien que je frotte... on n’en est pas plus bête pour ça... quand on a des idées, et j’en ai... il n’y a pas d’état comme le nôtre pour étudier la société : en avant les observations de meurs et de caractères... Tenez, si nous savions seulement écrire, les gens de lettres ne seraient que de la Saint-Jean auprès de nous... Dieu ! les enfoncerions-nous, les gens de lettres !...

THÉRÈSE.

Vous !...

MÉDARD.

Tiens ! Pourquoi ne serais-je pas un gens de lettres... je ne suis pas ganache... et quand je le serais...

THÉRÈSE.

Laissez donc... les frotteurs qu’on ne regarde que comme des machines...

MÉDARD.

Qu’est-ce que ça prouve ?... pourvu qu’elle soit bonne, la machine. L’important, c’est que vous aurez en moi un bon mari, qui vous aimera solidement, qui vous rendra heureuse de même... La créature qui m’aura ne sera pas à plaindre... comme disait mademoiselle Ursule.

THÉRÈSE.

Encore !... Voilà bien des connaissances, M. Médard.

MÉDARD.

Hem... cet air boudeur... vous êtes jalouse, Thérèse ?

THÉRÈSE.

Il n’y a peut-être pas de quoi ?

MÉDARD.

Eh bien ! vous avez tort... je ne suis pas mauvais sujet, vous le savez bien, méchante !... Dieu ! si je l’étais !... mais non... si quelquefois je me laisse aller aux séductions de la cuisine et de l’antichambre, ça se borne à un premier bouillon et à quelques tartines de confiture que j’accepte... parce qu’enfin on n’est pas insensible... mais pour ce qui est du reste, absent !... c’est vous que j’aime... vous qui sera mon épouse... et le plus tôt sera le mieux.

THÉRÈSE, en lui frappant sur les joues.

Oui, oui, mon bon Médard... Dam ! si nous avions assez d’argent... ma maîtresse ne veut pas que je me marie avec rien du tout.

MÉDARD.

On a quelque chose, Thérèse... et d’abord j’ai des bras, c’est-à-dire des pieds... avec ça on fait son chemin... Je travaillerai, j’amesserai... Savez-vous que depuis un an j’ai déjà fait des économies... oui, mademoiselle, 57 francs en pièces de 15 sous... et l’appoint, tout ça dans ma tirelire.

THÉRÈSE.

Oui, mais qu’est-ce que c’est qu’un ménage de 57 francs... madame dit qu’il nous faut au moins cinq cents fr. pour commencer.

MÉDARD, comptant sur ses doigts.

Et où ça nous mène-t-il, à 57 francs par an ?

THÉRÈSE.

Ah ! c’est bien long quand on est sage.

MÉDARD.

Attendre encore neuf ans ! moi, d’abord, je ne peux pas... il me semble qu’un petit à compte.

THÉRÈSE.

Allons, Médard, mon ami, un peu de patience, ça viendra.

MÉDARD.

Ça viendra-t-il ?

THÉRÈSE.

Et dire qu’aujourd’hui même nous avons manqué d’être heureux tout de suite.

MÉDARD.

Est-ce que vous auriez mis à la loterie ?

THÉRÈSE.

Oh ! que non... mieux que ça... quelque chose que madame vouçait faire en secret pour nous.

MÉDARD.

Quoi donc ? confiez-moi...

DUVERSIN, en dehors.

Attendez un instant, je suis à vous.

THÉRÈSE.

C’est monsieur.

MÉDARD.

Le bourgeois !

Il se remet à frotter.

 

 

Scène VIII

 

THÉRÈSE, MÉDARD, DUVERSIN

 

DUVERSIN.

Diable de lettre de change, je l’avais oubliée... Ah ! Thérèse, pourquoi laissez-vous ce garçon de caisse seul dans la salle à manger ?

THÉRÈSE.

Il attendait monsieur.

DUVERSIN.

Il fallait rester là, surveiller... Allez.

MÉDARD, à part.

Est-il défiant !

DUVERSIN.

Attendez...

Elle revient.

je vais chercher ce qu’il lui faut.

À part.

C’est singulier, je croyais avoir pris mon portefeuille...

Il se fouille.

Non, il sera...

Il va pour entrer dans son cabinet, et aperçoit Médard.

Qu’est-ce que je vois-là ? Est-ce que c’est le jour du frotteur ?

THÉRÈSE.

Oui, monsieur.

DUVERSIN.

Il ne fait que d’arriver.

THÉRÈSE.

Pardon, monsieur, il a déjà fait la chambre de madame, et votre cabinet.

DUVERSIN.

Mon cabinet... mon cabinet !... pourvu que tout soit fermé.

THÉRÈSE.

Comment, monsieur, vous vous méfiez ?

DUVERSIN.

Du tout, mademoiselle, je ne me méfie de personne ; au contraire, je suis très confiant... allons visiter partout.

Il va pour entrer, Médard le heurte en frottant.

Prenez donc garde, butor...

Il entre dans son cabinet.

 

 

Scène IX

 

MÉDARD, THÉRÈSE

 

MÉDARD.

Pardon, excuse, bourgeois... je ne voyais pas.

Riant.

Fameux coup de pied tout de même, avec ça qu’il a des cors.

THÉRÈSE.

Laissez donc, il n’y a pas de mal.

MÉDARD.

À propos, et notre bonheur ?... ce que vous alliez me conter...

THÉRÈSE.

Eh bien ! encore un de ses traits d’avarice. Figurez-vous que madame... elle est si bonne ! elle lui avait demandé une parure en pierres fines.

MÉDARD.

Pour vous ?

THÉRÈSE.

Que vous êtes simple, Médard... non, pour elle.

MÉDARD.

Eh bien ! et nous !...

THÉRÈSE.

Ah ! voilà... elle l’avait marchandée à l’avance... on la faisait mille écus ; mais elle était sûre de l’avoir pour 2500 fr.

Air de l’Écu de six francs.

Ell’ pous donnait l’ rest de la somme.

MÉDARD.

Quoi ! cinq cents francs ! ah ! quel bon cœur !
Aux dépens de son maudit homme
Ell’ travaillait pour not’ bonheur !
Ell’ pouvait le tromper sans honte ;
C’est mêm’ bien... surtout aujourd’hui
Qu’tant de femm’s en trompant leur mari
Ne travaillent que pour leur compte.

THÉRÈSE.

Oh ! ça, c’est vrai. Eh bien ! le mari n’a pas voulu.

MÉDARD.

Quelle petitesse !... vieux ladre... tu ne pouvais pas te laisser faire ? Mais, sois tranquille, va, tu ne le porteras pas en paradis... la première fois que je frotterai ton cabinet, je le cirerai si bien que tu m’en diras des nouvelles... Ah ! c’est qu’il y a de la malice la dedans.

Il se frappe le jarret.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que vous ferez ?

MÉDARD.

Parbleu, ce que j’ai fait à ce conseiller d’état, que je ne pouvais pas souffrir... J’ai si bien ciré son salon que c’était comme un miroir, quoi !... aussi la première fois qu’il y est entré, patatra... il est tombé.

THÉRÈSE.

Sur le nez ?

MÉDARD.

Non, de l’autre côté... Dieu !... en avons-nous ri, nous deux, mademoiselle Angélique.

Ils rient aux éclats.

 

 

Scène X

 

MÉDARD, THÉRÈSE, DUVERSIN, pâle et agité

 

DUVERSIN.

Eh ! bien, qu’est-ce que c’est que ça ?... cette gaieté, mademoiselle Thérèse...

THÉRÈSE.

Ah ! monsieur !...

MÉDARD.

Tiens, le sournois !...

DUVERSIN.

J’ai tout remué, tout bouleversé... Rien... Thérèse !...

THÉRÈSE.

Monsieur...

DUVERSIN.

L’argenterie est-elle serrée ?

THÉRÈSE.

Pourquoi ça ?

DUVERSIN.

Ce n’est pas ce que je vous dis... Est-elle serrée ?

THÉRÈSE.

Oui, monsieur.

À part.

Est-il tatillon cet homme-là !...

DUVERSIN.

C’est fort heureux.

Regardant Médard.

Il a une mauvaise physionomie... un air en dessous.

MÉDARD.

Dites donc, mademoiselle Thérèse... le cabinet de toilette n’a pas besoin d’être frotté... si je partais ?

DUVERSIN, très vivement.

Hein !... Plaît-il ?... Vous en aller !... ça ne se peut pas... vous resterez.

MÉDARD.

C’est bien, je reste... Il ne faut pas vous fâcher pour ça.

DUVERSIN, à part.

Eh ! mais, j’y pense... ma femme était là, quand je les ai reçus... Elle m’en demandait trois mille... si par espièglerie.

Haut.

Thérèse...

THÉRÈSE, à qui Médard fait des signes.

Monsieur...

DUVERSIN.

Est-ce que ma femme est sortie !

THÉRÈSE.

Non, monsieur, je vous ai dit qu’elle était chez elle.

DUVERSIN.

Ah ! c’est vrai... allez lui dire qu’elle vienne me parler.

THÉRÈSE.

Je crois que madame est à son métier... Elle aimerait mieux que monsieur allât lui-même...

DUVERSIN.

Je ne vous demande pas ce qu’elle aimerait mieux... Allez lui dire qu’elle vienne.

THÉRÈSE.

J’y vais.

Elle sort.

MÉDARD, à part, en passant à gauche.

Vieux singe, faut-il qu’une femme ait de la vertu !

Duversin le regarde, et il sort précipitamment à gauche par une porte de cabinet.

 

 

Scène XI

 

DUVERSIN, ensuite HORTENSE et THÉRÈSE

 

DUVERSIN, courant après Médard.

Eh bien !... où va-t-il donc... Ah ! c’est bien... d’ici, je le verrai... et au moindre mouvement... parce que ces gens du peuple... je ne badine pas avec eux... en prison !... mais ensuite, si ce n’est pas lui... ah ! tant pis !... Ah ! voilà ma femme...

À Hortense.

Ma dame, où sont mes quatre mille francs ?

HORTENSE, étonnée.

Quels quatre mille francs ?

DUVERSIN.

Ceux que j’ai reçus tantôt... voyons, ma bonne amie, il ne s’agit pas de plaisanter, j’en ai besoin... j’attends après.

HORTENSE.

Vous savez bien que je ne les ai pas.

DUVERSIN.

Quoi ! sérieusement ?

HORTENSE.

Très sérieusement.

DUVERSIN.

Je vous en prie, rendez-les-moi.

HORTENSE.

Vous les rendre, et comment, quand vous me les avez refusés ?

DUVERSIN.

Ah ! j’aurais mieux fait alors de ne pas vous les refuser... je ne les ai plus.

HORTENSE.

Vous les avez perdus en chemin.

DUVERSIN.

En chemin ! je n’avais pas pris mon portefeuille.

HORTENSE.

Vous croyez ; il me semblait pourtant...

DUVERSIN.

Du tout, du tout, je l’avais laissé sur mon bureau.

HORTENSE.

En êtes-vous sûr ?

DUVERSIN.

Très sûr. La preuve, c’est qu’en sortant de chez mada... de chez cet agent de change, j’ai cherché ma bourse... je n’avais rien sur moi, pas même de quoi payer mon cabriolet... je suis volé !

HORTENSE.

Volé !

THÉRÈSE, entrant.

Comment, monsieur, volé !... et par qui ?

DUVERSIN.

Qui est-ce qui est entré dans mon cabinet, ce matin ?

THÉRÈSE.

Personne que Médard... et c’est un honnête homme.

DUVERSIN.

Un honnête homme ! un honnête homme !... ils le sont tous ; et on ne retrouve pas ses billets de banque.

HORTENSE.

Monsieur... songez qu’un soupçon injuste...

DUVERSIN.

Eh ! bien, qu’il me rende mes quatre mille francs, je ne le soupçonnerai pas.

THÉRÈSE, pleurant.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Apprenez, monsieur, que Médard n’est pas capable... Il faut que ça s’éclaircisse... je m’en vais lui dire...

DUVERSIN, la retenant.

Par exemple !... restez... le prévenir, pour qu’il aille prendre ses mesures.

HORTENSE.

Quelles mesures ?

THÉRÈSE.

Il n’a pas quitté d’ici.

DUVERSIN.

Et que sait-on ?... on peut cacher quelque part... Attendez...

Il va regarder par la porte du cabinet qui est ouverte.

Non, non... je respire... la fenêtre est fermée...

À Hortense.

Madame, il est essentiel que je ne m’absente pas d’ici... pas d’une seconde... Vous, pendant ce temps-là, vous allez sur-le-champ écrire...

HORTENSE.

À qui ?

DUVERSIN.

À Rinville.

HORTENSE.

À monsieur Rinville ?

DUVERSIN.

Sans doute... il demeure dans cette rue, à deux pas de nous... ça ne le dérangera pas.

HORTENSE.

Y songez-vous, monsieur ?...

Air de Turenne.

Écrire, moi ?

DUVERSIN.

Vous ou moi, c’est tout comme.
Je ne puis pas, ici, d’autorité
Faire fouiller ce maudit homme ;
Mais pour voir clair dans sa duplicité,
Magistrat expérimenté,
Rinville, au moins, trouvera sans étude,
Quelque chose d’adroit, de fin,
D’ingénieux... de ces choses enfin
Dont moi je n’ai pas l’habitude.

HORTENSE.

Quoi ! vous voulez ?...

DUVERSIN.

Il sait comment s’y prendre, c’est son état... et puis un substitut, ça l’intimidera un peu.

HORTENSE.

Mais, mon ami, je ne puis...

DUVERSIN.

Il y a un autre moyen... le commissaire...

Il va voir à la porte.

THÉRÈSE, passant près d’Hortense.

Le commissaire !... Ah ! madame, écrivez à monsieur Rinville... j’aime mieux ça... Dieu ! si Médard était coupable !...

DUVERSIN, revenant.

Taisez-vous donc, Thérèse... Et vous, Hortense, vous êtes encore là ? 

HORTENSE.

Oui, monsieur... le premier parti est le meilleur... Mais je réfléchis qu’à un de vos amis, il vaut mieux que vous écriviez vous même.

DUVERSIN.

Mais non, mais non... je connais Rinville... Par galanterie, il viendra plutôt pour vous que pour moi...

Regardant la porte.

Ah ! voici, Médard.

Ensemble.

Air : Final de l’Oubli.

DUVERSIN.

Sortez vite !...
Il mérite
Une bonne leçon...
Il s’avance,
Par prudence
Je le retiens dans la maison.
Thérèse, sortez en silence...
Toi, cours écrire à notre ami,
Il le faut, je l’attends ici :
Adieu, c’est lui !
C’est lui !

HORTENSE.

Je le quitte,
Je l’évite
Avec juste raison...
Mais je pense
C’est prudence,
Le rappeler à la maison :
C’est lui donner de l’assurance ;
Il faut pourtant qu’il vienne ici,
Car c’est l’ordre de mon mari.
Je sors, c’est lui !
C’est lui !

THÉRÈSE.

Quell’ conduite !
Il mérite
Une bonne leçon !
Et je pense
Qu’ par prudence
Il doit rester dans la maison.
J’voudrais bien pourtant, en silence,
Le prév’nir de c’ qui s’ passe ici...
Car, enfin, il est mon ami !
Je sors... c’est lui !
C’est lui !

Hortense sort avec un geste d’hésitation.

THÉRÈSE, avant de fermer la porte du fond, à Médard, qui paraît.

Ah ! Médard !...

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

DUVERSIN, MÉDARD

 

MÉDARD.

Eh bien ! qu’est-ce qu’elle a donc, mademoiselle Thérèse ?

DUVERSIN.

Allez donc !

MÉDARD.

Je m’en vais, quoi !

DUVERSIN.

Pas à présent.

MÉDARD.

Tiens, c’te farce... puisque mon ouvrage est finite... bonsoir.

DUVERSIN, s’élançant vers lui.

Eh ! non... tu resteras.

MÉDARD.

Par exemple !... en voilà une sévère... Je sortirai.

DUVERSIN.

Non.

MÉDARD.

Si !

DUVERSIN.

Mais non...

MÉDARD.

Mais si...

DUVERSIN.

Drôle, sais-tu bien ?...

MÉDARD.

Qu’est-ce que je sais... Le frotteur n’est pas un domestique... il à sa liberté individuelle, civile et nationale... C’est qu’on ne me mène pas, moi...

À part.

S’il me prend pour sa femme, il se trompe joliment.

DUVERSIN, à part.

Je me suis mis en colère, ce n’est pas ingénieux du tout...

Haut.

Jeune homme...

MÉDARD.

Gros père.

DUVERSIN.

Vous m’avez mal compris... Je voulais vous demander un service... J’ai là un petit escalier tournant... un escalier dérobé qu’il faudrait frotter aujourd’hui...

À part.

Et pendant ce temps-là, Rinville...

MÉDARD.

C’te bêtise... fallait donc le dire... Un coup de pied de plus ou de moins... Et quoiqu’on ne soit pas payé pour ça...

DUVERSIN.

Je te paierai.

MÉDARD.

Avec plaisir...

À part.

Eh bien !... il est bête cet homme ; mais il est bon...

Haut.

En ce cas, je vais revenir.

DUVERSIN.

Hein !... où vas-tu ?

MÉDARD.

Dam ! écoutez donc... c’est un surcroît de paie et de besogne... Je vais me donner un surcroît d’agrément chez le voisin.

DUVERSIN.

C’est ça, pour m’échapper.

MÉDARD.

Ah ! ça, qu’est-ce qu’il a donc ?... Je ne peux pas dire deux mots à l’épicier ?...

DUVERSIN.

À l’épicier ?

MÉDARD.

Un verre de cassis... ça donne du cœur au jarret.

DUVERSIN.

Ah ! c’est différent, si vous n’allez chez l’épicier que pour boire la petite goutte...

MÉDARD.

Eh bien !... encore.

DUVERSIN.

Sans sortir d’ici, on vous donnerait...

MÉDARD.

Bah !

DUVERSIN.

Ça vous étonne... Pourquoi ?... Je ne suis pas fier... C’est ma manie ; j’aime les braves gens... et vous êtes un brave homme, peut-être.

À part.

C’est adroit ça.

MÉDARD.

Tiens, peut-être...

DUVERSIN.

Non... je veux dire que vous y avez plus de mérite ; parce qu’enfin vous n’avez pas l’air riche... et l’argent... ça ne se trouve pas toujours sous la main.

MÉDARD.

Je n’en demande à personne.

DUVERSIN, à part.

Preuve qu’il en prend !...

Haut.

Là, entre nous, ça n’ira pas plus loin... vous avez tout au plus quatre mille francs ?...

Médard, le regarde.

Hein ?...

MÉDARD.

Cinquante-sept livres dix sols.

DUVERSIN.

En billets ?

MÉDARD.

Dites donc, farceur... et le petit verre qui refroidit ?

DUVERSIN.

Tu as raison...

Il va sonner.

C’est un voleur bien effronté.

MÉDARD.

Avec ses quatre mille francs ! il me croit millionnaire, le capitaliste.

THÉRÈSE.

Monsieur a sonné ?

DUVERSIN.

Oui... le porte-liqueur.

THÉRÈSE.

Le...

MÉDARD.

Monsieur demande le porte-liqueur.

THÉRÈSE.

Ah !... tout de suite...

En sortant.

C’est drôle.

DUVERSIN, à part.

Si je le grisais pour le faire parler... ma pauvre liqueur... ce gaillard-là va m’en boire !... c’est égal, c’est ingénieux.

Thérèse rentre avec un porte-liqueur.

MÉDARD.

Arrivez donc, mademoiselle Thérèse... oh ! que c’est joli !

DUVERSIN.

Thérèse ?

MÉDARD.

Non, le porte-liqueur... Dieu ! quand on pense que le bourgeois peut boire tout ça d’un coup.

THÉRÈSE, se retirant.

Comment, Médard...

MÉDARD.

Hein !...

DUVERSIN.

Chut ! sortez...

Elle sort lentement.

Cette petite Thérèse, je ne suis pas sûr...

MÉDARD.

Eh bien ! commençons-nous ?

DUVERSIN.

Certainement...

À part.

Il me vient une idée... Le portefeuille est sur lui... si je pouvais... amenons cela.

Haut.

Allons, mon cher, du nouveau pour vous... rhum, anisette... qu’est-ce que vous préférez ?... le doux... le dur ?

MÉDARD.

Un peu de doux... le rhum.

DUVERSIN, versant.

Voilà.

MÉDARD.

À la santé... des braves gens.

DUVERSIN.

Merci.

MÉDARD, à part.

Il n’y a pas de quoi.

DUVERSIN, à part.

Si dans la poche de sa veste...

Haut.

Hein !... c’est du bon... ça ragaillardit...

Il tape sur la veste. À part.

Rien...

MÉDARD, après avoir avalé.

Un vrai velours sur l’estomac.

DUVERSIN, à part.

De l’autre côté sans doute...

Haut.

Allons, encore un...

MÉDARD.

Ce n’est pas de refus... pour que l’autre ne s’ennuie pas tout seul.

Il le prend.

DUVERSIN, passant de l’autre côté.

Eh bien ! vous voyez, mon cher, je ne suis pas si terrible... on peut se mettre à son aise avec moi...me parler à cœur ouvert.

MÉDARD, à part.

Dans le fait, pour un ladre, il est assez bon enfant...

Haut.

À votre santé, derechef et en réitérant.

DUVERSIN, frappant de l’autre côté de la veste.

Et à la vôtre, mon cher, et à la vôtre.

MÉDARD, que la secousse a fait avaler de travers.

 Ouf !... ouf !... eh bien !... eh bien !...

DUVERSIN.

Rien non plus par là.

MÉDARD, toussant.

C’te invention de me taper quand je bois...

Il tousse.

DUVERSIN, à part.

Peut-être par derrière...

Haut.

Vous toussez... attendez...

Il le tape dans le dos. À part.

Je n’y suis plus du tout, c’est fini... le portefeuille est dehors... il faut absolument un interrogatoire.

 

 

Scène XIII

 

MÉDARD, THÉRÈSE, DUVERSIN

 

Pendant cette scène, Médard s’assied ; il tousse et s’essuie les yeux avec son mouchoir.

THÉRÈSE.

Monsieur, on s’impatiente.

DUVERSIN.

Qui ?... Rinville ?... qu’il entre vite... vite.

THÉRÈSE.

Non, monsieur... c’est le garçon de caisse pour le billet de deux mille francs.

DUVERSIN, à part.

Dieu ! quel embarras... moi, qui, pour payer, comptais sur... Scélérat ! va... tu ne pouvais pas plutôt voler le garçon de caisse... Attendez... je vais vous donner un mot... il ira chez mon banquier...

Il va vers son cabinet, et par réflexion revient à la table.

MÉDARD, s’essuyant les yeux.

Ça m’a-t-il fait mal... j’en pleure encore.

THÉRÈSE.

Vous pleurez !... c’est donc vrai... il a donc avoué...

MÉDARD.

Avoué !... quoi !...

THÉRÈSE.

Eh bien ! les quatre mille francs.

DUVERSIN, écrivant.

Eh non !...

MÉDARD.

Ah ! ça, elle aussi... que diable veut-elle dire avec ses quatre mille francs ?

DUVERSIN.

Non... vous ne comprenez pas.

THÉRÈSE.

Puisqu’il pleure.

MÉDARD.

Je crois bien qu’il y a de quoi... ça m’a ratissé tout le gosier.

THÉRÈSE.

Je me suis informée tout à l’heure au vieux concierge, un homme de l’ancien régime... il m’a dit que dans le bon temps on était pendu pour ça.

MÉDARD.

Pendu !... Ah ! ça, mademoiselle... pas de propos équivoques... D’abord, on ne pend plus.

THÉRÈSE.

Ah ! tant mieux... ça me fait plaisir pour vous.

MÉDARD.

Qu’est-ce que ça signifie ?... Tiens, vous voilà toute pâle.

 

 

Scène XIV

 

MÉDARD, THÉRÈSE, SAINT-JEAN, DUVERSIN

 

SAINT-JEAN.

Pardon, excuse, c’est moi.

DUVERSIN, se levant.

Encore ici ?

MÉDARD.

Tiens, le jockey de madame Sainte-Estelle !

DUVERSIN.

À l’autre, à présent.

THÉRÈSE.

D’une femme !... monsieur, qui disait d’un agent de change !

SAINT-JEAN.

Vous êtes bien indiscret, mon cher... Est-ce qu’on reconnait comme ça ?...

MÉDARD.

Il me semble que lorsqu’on frotte quelqu’un...

DUVENSIN.

Allons, silence...

À Thérèse.

Si tu dis un mot !

SAINT-JEAN, à demi-voix.

C’est madame !

DUVERSIN.

Veux-tu te taire !... Thérèse, tenez, remettez ce billet au garçon de caisse.

THÉRÈSE.

Oui, monsieur...

DUVERSIN.

Et voyez, en même temps, si Rinville n’est pas descendu.

THÉRÈSE.

J’y vais.

Regardant Médard avec intention.

M. Rinville... le substitut... le magistrat.

MÉDARD.

Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait ?

DUVERSIN.

Allez donc, Thérèse.

THÉRÈSE.

J’y vais, monsieur, j’y vais.

 

 

Scène XV

 

MÉDARD, SAINT-JEAN, DUVERSIN

 

DUVERSIN.

Voyons, toi... que me veut-elle ? D’abord, si elle m’attend, j’ai affaire... je ne puis pas.

SAINT-JEAN.

Aussi, ce n’est pas pour vous déranger... Voilà ce qu’elle vous écrit.

DUVERSIN.

Voyons...

Il décachète.

MÉDARD.

Dites donc, M. Saint-Jean... si le cœur vous en dit.

SAINT-JEAN.

Monsieur !

MÉDARD, offrant.

Permettez... duquel ?

SAINT-JEAN.

Des quatre.

Ils trinquent et boivent.

DUVERSIN, lisant.

« Mon bon ami, on ne fait pas plus galamment une surprise. »

À part.

Dieu ! si ma femme savait...

Lisant.

« Comment je vous envoie chercher pour vous montrer un cachemire superbe... Vous avez l’air de vous excuser sur le manque d’argent. » – Et à présent donc, quatre mille francs de moins... « Et après votre départ, je trouve sur mon divan quatre mille francs dans un portefeuille. » – Ciel !...

Continuant.

« Il n’est pas possible d’y mettre plus de délicatesse. » – Que le diable l’emporte... Comment !... il se pourrait !... j’aurais perdu chez elle... Oui, c’est cela, les je avais mis dans ma poche... Oh ! elle me rendra... elle doit me rendre... Ah ! un post-scriptum...

Lisant.

« Je vous renvoie votre portefeuille, que je vous engage à perdre souvent. »

SAINT-JEAN, tirant un portefeuille de sa poche.

Le voici, monsieur.

DUVERSIN.

Mon portefeuille !... donne...

À part.

C’est bien cela... Il aura glissé sur son divan... Ah ! si je retrouvais mes chers billets !... plus rien... Je suis mort !

MÉDARD.

Ah ! mon Dieu !... le bourgeois qui se trouve mal... un petit verre.

DUVERSIN.

Eh ! rite, Saint-Jean, suis-moi... va me chercher, à deux pas, un cabriolet... Il sera plutôt prêt que le mien... Je cours chez ta maîtresse.

SAINT-JEAN.

Madame n’y est pas.

DUVERSIN.

Hein !...

SAINT-JEAN.

Madame est sortie avec M.de Givry ; vous savez, le colonel.

DUVERSIN.

Le colonel !...

À part.

C’est ça, c’est moi qui paie ; et c’est lui...

Haut.

Où sont-ils ?

SAINT-JEAN.

Je n’en sais rien.

DUVERSIN.

La femme de chambre me le dira.

SAINT-JEAN.

Mademoiselle Victoire ?... elle n’y est pas non plus... J’ai entendu madame qui lui donnait des billets de banques, avec l’ordre d’aller chez un marchand chercher...

DUVERSIN.

Un cachemire...

SAINT-JEAN.

Voilà... Et Victoire m’a dit que monsieur était bien généreux...

DUVERSIN.

Ce n’est pas vrai... je ne le suis pas.

 

 

Scène XVI

 

MÉDARD, SAINT-JEAN, DUVERSIN, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, rentrant.

M. Rinville entre chez madame...

DUVERSIN.

Rinville !... il ne me manquait plus que ça...

À Saint-Jean.

Tu dis qu’il te connaît ?... S’il te revoit ici ?... Va-t’en... Pas раг là... le petit escalier de mon cabinet... Je vais te conduire...

À Thérèse.

Et vous, renvoyez-moi cet homme-là... Sauve-toi, et vite... que je ne te revoie plus ici.

MÉDARD.

Moi !...

THÉRÈSE.

Médard !...

DUVERSIN.

Eh ! oui !...

Air.

Sortez, sortez, sortez, je le veux,
Je l’ordonne,
Sortez, et que personne
Ne vous trouve en ces lieux.

MÉDARD.

Qu’a-t-il donc à présent ?

THÉRÈSE.

Je crois qu’il lui pardonne.

SAINT-JEAN.

Et mon pour boire !

DUVERSIN.

Comment !

SAINT-JEAN.

Si vous êtes content ?

DUVERSIN.

Ah ! que le diable t’emporte !...
Sortez,
etc.

Ensemble.

MÉDARD.

Est-il capricieux !
De rester il m’ordonne,
Puis il veut que personne
Ne me trouve en ces lieux.

THÉRÈSE.

Sortez, sortez, sortez, c’est heureux
Qu’il l’ordonne,
Sortez, et que personne
Ne vous trouve en ces lieux.

SAINT-JEAN.

Oui, je sors et je veux,
Puisque monsieur l’ordonne,
Que désormais personne
Ne me trouve en ces lieux.

 

 

Scène XVII

 

THÉRÈSE, MÉDARD

 

MÉDARD.

Allons, il m’empêchait de sortir... à présent, il me chasse... Est-il girouette, le citoyen !

THÉRÈSE.

C’est donc une affaire arrangée ?

MÉDARD.

Quoi ?

THÉRÈSE.

Quoi... Vous le savez bien.

MÉDARD.

C’est égal... dites toujours.

THÉRÈSE.

Eh ! bien, ce vol des quatre mille francs.

MÉDARD.

Hein ! un vol... On a volé... qui donc ?... Qui est-ce qui a volé ?

THÉRÈSE.

Eh ! mais, celui qu’on soupçonnait...

MÉDARD.

C’était ?

THÉRÈSE.

C’était vous.

MÉDARD.

Moi ! Thérèse, Thérèse... moi !...

Souriant.

Ah ! c’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Mais, pas du tout... puisque monsieur Rinville, qui est de la justice, est là, pour vous interroger.

MÉDARD.

M’interroger ?...

Air de la Robe et les Bottes.

Est-il possible !... ah ! j’en pleur’ de colère !
D’un vol, grands dieux ! on m’ soupçonnait ici !
Et vous, Thérès’, vous qui m’disiez naguère
Que vous m’aimiez... vous m’ soupçonniez aussi !
Ah ! c’est bien mal... fussiez-vous criminelle,
Plutôt d’ vous croir’ capabl’ d’un manqu’ de foi,
Je serais mort !... c’est que pour vous, mam’zelle,
J’ai là quelqu’ chos’ qu’ vous n’avez pas pour moi :
Oui, c’est d’ l’amour que vous n’avez pas pour moi.

THÉRÈSE.

Médard, si fait, je vous aime... Mais, puisque monsieur vous renvoie, sortez, sortez vite.

MÉDARD.

Je reste. Qu’ils viennent, tous les bourgeois, les substituts... les juges... le diable... je ne crains personne.

THÉRÈSE.

Si monsieur veut que vous vous sauviez.

MÉDARD.

Et moi, je ne veux pas... Ah ! je comprends, ses petits verres... son rhum, son kirsch... c’était pour me retenir... Et quand il me tapait, c’était pour me fouiller !... Je sournois !... Et toutes les bêtises qu’il me disait... Oh ! ça, c’est différent... il ne pouvait peut-être pas faire autrement.

THÉRÈSE.

Je crois entendre...

MÉDARD.

Tant mieux...

Prenant une chaise.

Il faut que ça se débrouille, et me voilà sur la sellette.

Il reste assis.

 

 

Scène XVIII

 

HORTENSE, RINVILLE, THÉRÈSE, MÉDARD

 

HORTENSE, entrant vivement et paraissant très agitée.

Thérèse... Thérèse... Eh ! bien, où est donc monsieur Duversin ?

THÉRÈSE.

Je vais l’appeler, madame.

MÉDARD.

Ah ! nous allons voir.

Thérèse s’arrête dans le fond près de Médard... Ils causent bas ; Thérèse semble dire : « Allez-vous-en » et Médard répondre : « Je ne sortirai pas. » Pendant ce temps-là, sur le devant de la scène.

RINVILLE, à demi-voix.

Comment, madame ?

HORTENSE.

Laissez-moi, monsieur... c’est affreux.

RINVILLE.

Hortense, vous m’aviez rappelé.

HORTENSE.

Ah ! ce n’est pas moi.

RINVILLE.

C’est vous qui avez écrit.

HORTENSE.

On me l’avait ordonné.

RINVILLE.

Mais vous...

HORTENSE.

Vous savez ce que je vous ai dit... que je serai fidèle à mon mari.

RINVILLE.

Tant qu’il ne sera pas infidèle.

HORTENSE, lui prenant la main.

Silence... ces gens qui nous écoutent peut-être... Eh bien ! Thérèse, M. Duversin ?

THÉRÈSE.

J’y vais, madame.

HORTENSE.

Ah ! le voici.

 

 

Scène XIX

 

RINVILLE, HORTENSE, DUVERSIN, THÉRÈSE, MÉDARD

 

DUVERSIN, tout ému.

Diable d’homme ! il a juré de me faire enrager.

HORTENSE.

Qu’avez-vous donc, mon ami ?

DUVERSIN.

Il y a que j’ai failli me jeter par terre... Cette salle à manger est si bien cirée...

MÉDARD.

Je crois bien... c’est à votre intention.

DUVERSIN, se retournant.

Hein ! comment, encore là, imbécile !

MÉDARD.

Je n’ai pas peur.

RINVILLE.

Mon cher voisin, je suis venu, comme madame m’en a prié...

HORTENSE, froidement.

Pour interroger ce jeune Médard.

MÉDARD, se levant.

Présent.

DUVERSIN.

Merci, mon ami, merci... je suis bien sensible à votre empressement... Mais laissons cela, je vous prie... quand j’irai faire de la peine à un pauvre diable !...

À Médard.

Tu peux t’en aller.

MÉDARD.

C’est pour ça que je reste.

DUVERSIN.

Comment ?

MÉDARD.

Oui, je reste... mon substitut, me voilà, jugez-moi... je veux qu’on me juge.

DUVERSIN.

Mais encore une fois...

MÉDARD.

C’est pas à vous que je parle... c’est à mon substitut... car, enfin, vous sentez bien qu’après avoir été toute une journée exposé aux soupçons...

DUVERSIN.

On te la paiera ta journée.

MÉDARD.

Et mon honneur, ça se paiera-t-il ? Des billets de banque ont disparu chez vous... s’ils sont retrouvés, montrez-les... je ne connais que ça... s’ils ne le sont pas, je reste soupçonné d’être suspect ; et je ne peux pas rentrer comme ça dans le sein de la société.

THÉRÈSE, lui prenant la main.

C’est bien, Médard.

MÉDARD.

Tiens, si c’est bien... c’te bêtise.

DUVERSIN.

C’est un drôle qui veut faire du bruit.

MÉDARD.

C’est pas vrai !... je veux de la justice... je veux que ma réputation soit comme mon ouvrage, qu’on puisse s’y mirer... demandez à tous ceux que je frotte... ils vous diront que j’ai vu des tiroirs ouverts, et que j’ai passé devant... Et tenez, hier encore, chez madame de Saint-Estelle, vous savez, ma pratique et la vôtre...

HORTENSE.

Madame de Saint-Estelle !

DUVERSIN.

Je ne la connais pas.

MÉDARD.

Laissez-donc... son domestique était là tout à l’heure.

RINVILLE.

Ah ! oui... ce jockey.

DUVERSIN, dans l’embarras.

Ne l’écoutez pas... il ne sait ce qu’il dit... je vous assure...

HORTENSE.

Mon Dieu ! mon ami, comme vous êtes agité ?...

MÉDARD, d’un air froid.

Je suis calme, moi !

DUVERSIN.

C’est assez... Rinville, faites-moi sortir cet homme-là, ou je me fâche.

HORTENSE.

M. Rinville, débrouillez cette affaire, ou je ne vous revois jamais.

RINVILLE.

Allons, me voilà bien !

MÉDARD.

C’est ça... je demande que mon innocence soit prouvée, ou qu’on me mette en prison.

RINVILLE.

Y pensez-vous ?

MÉDARD.

C’est mon idée à moi... je veux être emprisonné... Que diable !... dans un pays de liberté, on doit avoir au moins celle-là... Ah ! vous croyez que vous direz : « C’est un frotteur, un homme du peuple, rien, quoi !... Je l’accuserai, je le vexerai... je le mettrai à la porte, et tout sera dit... » Non pas, non pas... je veux qu’on m’arrête, et on n’arrêtera.

Air : Époux imprudent.

DUVERSIN.

Personne ici ne se plaint.

MÉDARD.

Quel caprice !
Moi ! je me plains, morbleu, c’est dans mes droits.
Pour dénoncer d’ brav’s gens à la justice,
Sachez, monsieur, qu’on y regarde à deux fois.
Oui, j’ vous accus’...

DUVERSIN.

Mais il est fou, je crois.

MÉDARD.

À tout’s les faut’s il faut qu’ la part soit faite,
Et c’est comm’ ça qu’à leur tour, dans Paris,
On dit quelqu’fois les accusés ont mis
L’accusateur sur la sellette.

HORTENSE.

Mais enfin, mon ami... vos billets de banque ?

DUVERSIN.

Eh ! je sais où ils sont.

MÉDARD.

Ah ! enfin... je suis donc innocent... vous l’avez entendu...

Il essuie des larmes.

Vous ne me soupçonnez plus... Lui, je m’en moque... mais vous, vous tous... Ah ! que cela fait de bien...

S’approchant de Rinville.

Mon substitut, si c’était un effet de votre bonté, de me donner par là-dessus un certificat.

RINVILLE.

Tout ce que tu voudras, mon ami... tu es un brave garçon.

THÉRÈSE, pleurant.

Oh ! oui, c’en est un.

DUVERSIN.

Eh bien ! à présent...

MÉDARD.

Je m’en vas... je m’en vas... vous me laisserez bien le droit peut-être de reprendre ma propriété... Ma brosse qui est dans votre salle à manger... c’est ma fortune à moi ; et avez celle-là, on ne fait rougir personne...

À part.

Attrape, jésuite.

Il entre dans la salle à manger.

 

 

Scène XX

 

RINVILLE, HORTENSE, DUVERSIN, THÉRÈSE

 

DUVERSIN, à part.

Ouf ! je respire.

HORTENSE.

Ne pleure pas, Thérèse.

THÉRÈSE.

Oh ! c’est fini, madame... je n’y tiens plus... je vous demande mon congé... Il faut que je l’épouse.

HORTENSE.

Y penses-tu ?... Un homme qui n’a rien.

THÉRÈSE.

Au moins on’ ne nous accusera pas de l’avoir volé.

 

 

Scène XXI

 

RINVILLE, HORTENSE, DUVERSIN, THÉRÈSE, MÉDARD

 

MÉDARD, la brosse sous le bras, un papier chiffonné à la main.

Me voilà... je pars...

À Rinville.

Mais avant, tenez, non substitut, ce papier que j’ai trouvé à terre... c’est à vous que je le remets... pour que, s’il se perd plus tard, on ne dise pas encore...

Rinville le prend.

DUVERSIN, sans y faire attention.

C’est bien, c’est bien, va-t’en.

Médard va pour sortir... il fait ses adieux à Thérèse, dans le fond.

RINVILLE.

Qu’ai-je lu !

HORTENSE.

Quoi donc ?

DUVERSIN.

Qu’est-ce ?

RINVILLE.

Rien... oh ! rien...

Montrant à Duversin.

Tenez, voyez...

DUVERSIN.

Ciel ! la lettre !... c’est un papier à moi, ma bonne amie...

À part.

C’est cela... je la tenais à la main, quand j’ai glissé...

Haut.

Mon ami, donnez, je sais ce que c’est.

RINVILLE, retenant la lettre.

Je vous crois... c’est un papier qui justifie pleinement ce pauvre garçon.

Médard revient vivement.

HORTENSE.

Comment ?

DUVERSIN, bas à Rinville.

Ne me trahissez pas.

RINVILLE, bas.

Soyez tranquille...

À Hortense.

Oui, madame... votre mari est un peu distrait, vous le savez.

DUVERSIN.

Oui, très distrait, ma bonne amie... Ce qui n’empêche pas que ma tendresse...

RINVILLE.

Précisément... en voilà la preuve... Il avait oublié, en payant, son portefeuille chez votre bijoutier, qui le lui a renvoyé avec cette lettre.

HORTENSE.

Mon bijoutier !...

DUVERSIN, à part.

Que diable veut-il dire !

RINVILLE.

Air de la Vieille.

Oui, ce cher Duversin se pique
D’être un mari tendre et discret ;
Cette parure magnifique
Que sa femme lui demandait ;
Il vient lui-même, tout s’explique,
De vous l’acheter en secret.

DUVERSIN.

Que dites-vous ?

HORTENSE.

Il se pourrait !...

DUVERSIN.

Mais non...

RINVILLE.

Faut-il que je la désabuse ?

HORTENSE.

Ah ! mon ami, je demeure confuse !...

DUVERSIN.

Je ne dois pas permettre qu’on l’abuse.

RINVILLE.

Pour vous sauver, mon cher, c’est une rase,
Une ruse.

DUVERSIN.

Quelle ruse !

RINVILLE.

Qui vous fera gagner votre procès.

DUVERSIN.

Cette fois j’en paierai les frais.

Ensemble.

RINVILLE.

Oui, oui, par moi s’il gagne son procès,
Cette fois il paiera les frais.

HORTENSE.

Quand d’avarice ici je l’accusais,
Il a prévenu mes souhaits.

DUVERSIN.

Oui, si par lui je gagne mon procès,
Cette fois j’en paierai les frais.

MÉDARD, THÉRÈSE.

Il a payé lui-même, quels regrets !
De sa femme il tromp’ les projets.

HORTENSE.

Ah ! mon ami ! que de bonté !... Mais, j’y pense... le quatrième billet ?...

DUVERSIN, à part.

Aie !...

MÉDARD.

Oui, oui, le quatrième billet.

RINVILLE.

Même air.

Le quatrième... je devine...
Le soupçon qu’il avait conçu ;
Il veut l’expier, j’imagine...
Voyez, il reste confondu !
Et c’est un présent qu’il destine
À Thérèse, à son prétendu...

MÉDARD.

Ciel ! que dit-il ?

DUVERSIN.

Je suis perdu !...

MÉDARD et THÉRÈSE.

Il serait vrai !... vous daigneriez promettre...

DUVERSIN.

Mais, non, morbleu ?...

RINVILLE.

Quoi ! pour vous compromettre !...

HORTENSE.

C’est bien, très bien.

DUVERSIN.

Mais je ne puis promettre...

RINVILLE.

Aimez-vous mieux que je montre la lettre ?
Oui, la lettre !

DUVERSIN.

Dieu ! la lettre !...

RINVILLE.

Sans murmurer, gagnez votre procès.

DUVERSIN.

Cette fois j’en paierai les frais.

Ensemble.

RINVILLE.

C’est grâce à moi qu’il gagne son procès,
Mais comme il en paiera les frais !

HORTENSE.

Quand d’avarice ici je l’accusais,
Il a prévenu mes souhaits.

DUVERSIN.

Ah ! le bourreau ! je gagne mon procès,
Mais aussi j’en paierai les frais.

MÉDARD et THÉRÈSE.

Nous garderons toujours, je le promets,
Le souvenir de vos bienfaits.

HORTENSE.

Ah ! Duversin ! que je suis contente de tout ce que je viens d’apprendre...

À part.

J’en avais besoin.

Haut à Rinville.

Une femme est heureuse de pouvoir estimer son mari, n’est-ce pas, monsieur ?

Il passe près de sa femme.

RINVILLE, souriant.

Certainement. Ce cher voisin...

À part.

Quel bonheur !

DUVERSIN, à part.

Que le diable l’emporte !...

À Rinville.

Mon ami, si vous voulez me remettre...

Il veut prendre la lettre.

RINVILLE.

Du tout... C’est une pièce du procès qui doit rester au greffe... pour raison...

Il la met dans sa poche, regardant Hortense.

MÉDARD.

Sans rancune, bourgeois... vous êtes un bonhomme tout de même... Eh bien ! Thérèse, avais-je tort en refusant de me sauver ? Comme on disait l’autre fois au mélodrame : « L’innocence triomphe et ne décampe jamais. »

Vaudeville.

Air du vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.

THÉRÈSE.

On lui rend justice, tout est dit ;
V’là c’que c’est qu’un’ conscienc’ ben nette...
Un p’tit coup d’brosse et ça suffit
Pour ôter la tach’ qu’on y a faite.
C’ n’est pas comm’ ces conscienc’s de poids
Que depuis dix-sept ans on crosse,
Pour les rendre nettes, je crois,
Il leur faudrait z’un fier coup d’brosse.

HORTENSE.

Sous la liberté, disait-on,
Plus d’un génie allait éclore...
Je cherche au théâtre, au salon...
Hélas ! je n’y vois rien encore.
Pauvres lyres ! tristes pinceaux !
Grand homme nain, enfant colosse !
Vos draines comme vos tableaux
Sont des chefs-d’œuvre à coup de brosse.

RINVILLE.

Quels que soient son nom, sa couleur,
L’homme d’état, en perspective,
Nous promet liberté, bonheur...
Mais qu’au portefeuille il arrive,
Le centre fait comme autrefois
Des budgets... vrais repas de noce,
Il pleut des impôts et des croix ;
Mais pour le reste...

MÉDARD.

Ça fait brosse.

DUVERSIN.

Les soldats étrangers sont fiers
De nous avoir eus pour conquête...
Leurs uniformes sont couverts
De la poussière qu’ils ont faite.
Pour l’effacer, Hongrois, Prussien,
Russe, aux Polonais si féroce,
Nos jeunes conscrits pourraient bien
Vous donner un bon coup de brosse.

MÉDARD, au public.

J’suis un frotteur... et, c’est connu,
Je soigne en conscienc’ mon ouvrage...
Messieurs, j’ai fait ce que j’ai pu,
Mais vous pouvez fair’ davantage.
C’te pièce où j’ viens de travailler
S’rait pour moi z’un succès précoce,
Si l’ public, pour la fair’ briller,
Lui donnait z’un dernier coup d’brosse,

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